Quand je suis entrée dans ce bar, j’avais une vingtaine d’années. Le week-end était toujours festif, il annonçait des éclats de rire et des découvertes. Il était LE moment attendu de la semaine. Ce soir-là, je marchais d’un pas confiant vers le bout du bar. L’ambiance tamisée me promettait milles surprises, la musique me faisait oublier les cours et mes amies me tendaient les bras pour mille confidences…
Mais dans l’entrée, un drôle de personnage attirait mon attention. Il avait une bouille venue de nulle part … Un visage digne d’un roman, des traits tout en rondeur, une large bouche, de grands yeux bleus… et un costume élégant.
Je l’ai regardé intriguée … me disant, il ne me plaît pas du tout … puis en un instant … Je l’ai vu s’animer… Ses gestes, sa voix, ses expressions corporelles …. Ses paroles claquaient comme un fouet. Un humour décalé, pertinent et insolent. Une culture et une vivacité intellectuelle qui fait monter l’envie … Des éclats de rire, comme une ponctuation à l’ironie…
Je l’ai observé du coin de l’oeil pendant une bonne partie de la soirée. Puis je me suis plongée dans les récits romanesques des derniers rebondissements de la vie sentimentale mes amies. J’allais partir quand quelqu’un m’a interpelé : « Bonsoir charmante jeune femme, êtes-vous venue jusqu’ici en tricyle ou en cyclomoteur ? » Je me suis dit « mais qu’est ce que c’est que ce fou ? »…. et j’avais raison.
Cet homme avait une façon de vivre qui ne pouvait pas vous laisser indifférente. Un don pour aller à l’essentiel, et ridiculiser le superflu. Une façon de vous toucher au coeur avec grâce et douleur. Un truc incomparable. Je n’ai jamais vu autant de culot mêlé à une si belle pudeur. Quand je le voyais rien ne me manquait. Je parlais avec une source de vie. Quand je me perdais, sa bienveillance comme une accalmie au milieu d’une fête, me renvoyait à mes propres erreurs sans bien plus de mots.
Il m’a aimé avec une vraie beauté. L’intimité face à la vie. La folie face au ridicule. Il me disait de ne jamais m’oublier, de ne pas succomber au conformisme, de rester la petite parisienne curieuse que je suis pour ne pas me scléroser dans cette ville de province. Il me claquait le visage avec des vérités, quand je n’osais pas et que je me cachais derrière des peurs. Et de facto, il me prouvait. « Tu n’oses pas Céline ! La vie est dure, la vie est courte, sors tes tripes vois toutes les potentialités ». Et dans le bar le plus chic de la ville, il montait sur un siège pour hurler qu’il m’aimait.
Je n’ai jamais eu autant de douceur.
J’ai pleuré devant lui pour un autre homme sans qu’il me juge.
J’ai compris qu’un chagrin d’amour, ne valait pas la peine d’abdiquer et d’oublier ses valeurs. J’ai vibré en découvrant qu’une attention pouvait devenir un trésor immense.
Et chez moi trône encore une de ses cartes, qui mentionnaient en grand caractère : « Et le bonheur ? »